mardi 29 mars 2011

Un monde devenu fou

[Derrick Jensen est un auteur anarchiste nord-américain, souvent classé comme "post-gauchiste" et relié aux courants anti-industriels et écologistes radicaux]

Le diagnostic est clair


Je ne sais pas pour vous, mais chaque fois que j’assiste à une conférence écologiste, je sais que je suis supposé en sortir inspiré et en pleine forme, mais je me sens plutôt le coeur brisé, découragé, vaincu, et comme si on m’avait menti. Ce n’est pas la discussion inévitable à propos de fermiers (re)découvrant l’agriculture biologique, de fourchettes de plastique faites à partir d’amidon de maïs, de panneaux solaires, de relocalisation, des joies de vivre simplement, de s’attrister du meurtre de la planète, de changer nos histoires, et particulièrement à propos du fait de conserver une attitude positive qui me démoralise. C’est que personne, et je dis bien personne, ne mentionne jamais la psychopathologie.

Pourquoi est-ce important ?

Parce que ceux qui sont au pouvoir détruisent des communautés soutenables – et pas seulement des communautés autochtones soutenables. Si des gens développent de nouvelles façons de vivre davantage soutenables sur leur terre, et que ceux qui sont au pouvoir décident que cette terre est nécessaire pour des routes et des centres commerciaux et des stationnements, ceux qui sont au pouvoir saisiront cette terre. C’est comme ça que la culture dominante fonctionne. Tout et tout le monde doit être sacrifié pour la production économique, pour la croissance économique, pour la continuation de cette culture.

Il y a quelques mois je regardais un documentaire sur David Parker Ray, un tueur en série, de Truth or Consequences, Nouveau Mexique, qui est soupçonné d’avoir tué jusqu’à soixante femmes. Il a kidnappé des femmes et les a gardées comme esclaves à violer. Il a converti un camion-remorque en entier en une chambre de tortures bien garnie, où il a filmé ce qu’il leur a fait subir. Dans le documentaire, une profileuse du FBI a comparé les attitudes de Ray envers ses victimes à celles que la plupart des gens ont envers les mouchoirs: Une fois que vous l’avez utilisé, vous préoccupez-vous de ce qui leur arrive ? Bien sûr que non, a-t-elle dit. Et c’est comme cela que Ray percevait – ou plutôt ne percevait pas – ses victimes: tout simplement comme quelque chose à utiliser et à jeter.

Lorsque la profileuse a dit cela, ma première pensée fut les pigeons migrateurs. Ensuite les saumons chinook. Ensuite les océans. À quel point la plupart des membres de cette culture déplorent-ils les pigeons migrateurs ? Les saumons ? Les océans ? L’ensemble de cette culture, et la plupart de ses membres, n’a pas plus de considération pour les victimes de cette manière de vivre que David Parker Ray n’en a eu pour ses victimes. L’indifférence à la souffrance est une des caractéristiques principales définissant cette culture. Et c’est une caractéristique principale définissant la sociopathologie.

The New Columbia Encyclopedia mentionne qu’un sociopathe peut être défini comme étant quelqu’un qui fait volontairement du mal sans remords: « De tels individus sont impulsifs, insensibles aux besoins d’autrui, et incapables d’anticiper les conséquences de leur comportement, de poursuivre des buts à long terme, ou de tolérer la frustration. L’individu psychopathique se caractérise par l’absence de sentiments de culpabilité et d’anxiété qui accompagnent normalement une action antisociale. »

A quel point les membres de cette culture sont-ils sensibles, dans l’ensemble, aux besoins des forêts primaires (à 98% disparues), des prairies primaires (à 99% disparues), de la vie océanique (90% des grandes espèces de poissons disparues) ? À quel point cette culture est-elle sensible aux revendications territoriales autochtones ? Avec quelle clarté les membres de cette culture sont-ils capables d’anticiper les conséquences de la destruction des forêts, prairies, océans, ou du rejet des revendications territoriales autochtones ? Avec les niveaux des mers déjà en hausse et des glaciers qui disparaissent déjà, à quel point les décideurs de cette culture sont-ils capables d’anticiper les conséquences du réchauffement global?

Le Dr. Robert Hare, un expert des sociopathes, déclare que « parmi les traits les plus dévastateurs de la psychopathie se trouvent une impitoyable indifférence pour les droits d’autrui et une propension aux comportements prédateurs et violents. Sans remords, les psychopathes charment et exploitent les autres pour leur propre gain. Ils manquent d’empathie et d’un sens de responsabilité, et ils manipulent, mentent et trompent les autres sans aucun égard pour les sentiments de qui que ce soit. » Ça me rappelle quelque chose que Nuage Rouge a dit: « Ils nous ont fait plusieurs promesses, plus que je puisse me souvenir. Ils n’en ont tenue qu’une. Ils ont promis qu’ils prendraient notre terre, et ils l’ont prise. »

Hare dit aussi, « Trop de gens s’accrochent à l’idée que les psychopathes sont essentiellement des tueurs et des prisonniers. Le public en général n’a pas été éduqué à voir au-delà des stéréotypes sociaux pour comprendre que les psychopathes peuvent être entrepreneurs, politiciens, PDG et autres individus qui ont du succès et qui pourraient ne jamais voir l’intérieur d’une prison. » Ils peuvent être le président, un patron, un voisin.

Considérons maintenant la culture dominante quant aux caractéristiques des psychopathes tel qu’illustré dans la section F60.2 de The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders (Classificatioin des Désordres Mentaux et Comportementaux), publié par l’Organisation Mondiale de la Santé, Genève, 1992:

a) impitoyable insensibilité à l’égard des sentiments des autres. Par où commencer ? Les membres de cette culture ont-ils démontré quelque sensibilité que ce soit à l’égard des sentiments des autochtones tandis qu’ils ont volé leurs terres ? Qu’en est-il des sentiments des non-humains chassés de leurs demeures, ou de ceux chassés hors d’existence ? De plus, la communauté scientifique traditionnelle n’exige-t-elle pas que l’émotion soit retirée de toute étude scientifique? Ne nous dit-on pas aussi que les émotions ne doivent pas interférer avec les décisions d’affaires et la politique économique ? Les poulets dans les cages en batterie ont-ils des sentiments ? Qu’en est-il des chiens en laboratoires de vivisection ? Qu’en est-il des arbres ? De la pluie ? Des pierres ? La culture va au-delà d’une « impitoyable insensibilité » à l’égard des sentiments de ces autres jusqu’à nier l’existence même de leurs sentiments.

b) attitude d’irresponsabilité et d’indifférence grossière et persistante à l’égard des normes, règles et obligations sociales. Existe-t-il une action plus irresponsable que celle de tuer la planète ? Maintenant considérez les normes, règles, et obligations de cette culture. Normes: viol, abus, destruction. Règles: un système légal créé par les puissants afin de conserver leur pouvoir. Obligations: obtenir autant d’argent et de pouvoir que possible.

c) incapacité de maintenir des relations durables, quoique n’ayant aucune difficulté à les établir. Je vis en territoire Tolowa. Les Tolowa ont eu des relations avec leurs voisins humains et non-humains qui ont duré au moins 12 500 ans. Lorsque la culture dominante est arrivée ici il y a environ 180 ans, l’endroit était un paradis; maintenant l’endroit est dévasté. L’exploitation n’est pas une relation durable – que ce soit avec un autre animal ou avec un écosystème.

d) très faible tolérance à la frustration et un seuil de décharge d’agression peu élevé, incluant la violence. Les civilisés exterminent les autochtones depuis dix mille ans. Les États-Unis sont constamment en train de décharger de l’agression contre (c.-à-d., envahir) d’autres pays. Des individus et des corporations et des gouvernements déchargent de l’agression quotidiennement envers les coyotes, les chiens de prairie, les otaries, les marais, les sommets de montagnes pour leur charbon, et les plaines côtières pour leur pétrole.

e) incapacité d’éprouver de la culpabilité et de profiter de l’expérience, particulièrement de la punition. Combien de culpabilité croyez-vous que les PDG éprouvent envers la destruction des forêts anciennes ? Et le mot »profit » ici ne veut pas dire le profit financier qu’ils tirent à tuer les forêts, océans, et ainsi de suite, mais profit en termes de leçon apprise. Après avoir déboisé le Moyen Orient, toute l’Europe, une grande partie des Amériques, de l’Afrique, et de l’Asie, est-ce qu’il semble le moindrement plausible que ceux qui sont en charge apprennent de leurs erreurs passées ? Apprennent-ils quoi que ce soit de leurs décisions et politiques qui altèrent le climat en brûlant le charbon, le pétrole, et le gaz naturel de façon effrénée?

f) tendance marquée à blâmer les autres, ou à offrir des rationalisations plausibles, pour leur comportement. Les PDG se tiennent-ils responsables de leur violence ? Le violeur moyen de la sienne ? George Bush blâmait les feux de forêts pour son empressement à déboiser. Clinton disait que tout était de la faute des coléoptères. Et plusieurs rationalisent encore leur déni de notre planète se réchauffant rapidement chaque fois qu’une tempête de neige frappe la Côte Est.

Bien sûr nous n’agissons pas tous de cette façon. Mais ceux d’entre nous qui ne sommes pas sociopathes, qui essayons de vivre différemment, devons nous avancer et interpeler l’ensemble de la culture pour la façon dont elle se comporte.



Partager notre planète limitée avec cette culture, c’est comme être pris dans une salle avec un psychopathe. Il n’y a aucune sortie. Bien que le psychopathe peut choisir d’autres cibles en premier, finalement il se tournera vers nous. Finalement nous devrons lutter pour nos vies. Et donc si nous voulons avoir accès à une base écologique que nous pouvons habiter, et que nous voulons que nos descendants puissent y vivre pendant longtemps dans l’avenir, nous devons nous organiser politiquement afin de stopper net cette culture meurtrière.

Derrick Jensen

Texte publié en français le 14 Octobre 2010 sur le site "Anarchie Verte"
Publication originale en ligne (anglais) : ici.

Pour aller plus loin :
- D'autres textes de Derreck Jensen en français, sur le site "Derrick Jensen Cafè"

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